L’aide juridique, une composante fondamentale du système de justice

par Beverley McLachlin

Juillet 2019

À l’origine, cet article a été publié en anglais et en exclusivité par le Lawyer’s Daily (www.thelawyersdaily.ca), une publication de LexisNexis Canada Inc.

Au printemps dernier, le gouvernement de l’Ontario a annoncé des compressions draconiennes à l’aide juridique dans la province. Les sommes budgétaires allouées à l’aide juridique en Ontario ont été réduites de près de 30 % et la province a retiré le financement destiné aux dossiers en matière d’asile et d’immigration. Cela signifiait que les services d’aide juridique allaient en souffrir considérablement, portant ainsi un coup dur à la population la plus vulnérable de la province. Les compressions se sont fait sentir de façon très marquée dans les grands centres urbains, notamment à Toronto.

L’opinion publique s’est fait entendre rapidement à la suite de cette annonce, surtout au sein de la communauté juridique. Beaucoup d’encre a coulé au sujet de l’importance que revêt l’aide juridique et de nombreuses personnes ont signé des pétitions et manifesté leur désapprobation à l’égard des compressions. En dépit des mises à pied que ces compressions ont entraînées, les cliniques, services et avocats de l’aide juridique ont tenté de trouver des moyens de servir leurs clients autant que faire se peut. Je souhaitais écrire ce court texte afin de donner mon appui à tous ceux et celles qui continuent de fournir des services d’aide juridique en Ontario et ailleurs au Canada, de même que pour joindre ma voix au soutien de la cause sur l’importance de l’aide juridique.
 
Les gouvernements considèrent souvent l’aide juridique comme une espèce d’instrument de politique pouvant être mis de côté lorsqu’il faut répondre à des impératifs financiers. Car, après tout, les personnes ayant besoin de l’aide juridique ne constituent pas la base d’appui politique la plus grande — un vieux cliché. Or, cette façon de concevoir l’aide juridique ne tient pas compte de l’utilité fondamentale qu’un régime d’aide juridique fort représente pour la société : assurer que justice soit rendue — autant dans les faits qu’en apparence — de façon efficace et permettre aux personnes ayant des problèmes juridiques urgents de trouver des solutions satisfaisantes. Il s’agit de principes que doit avoir à cœur l’ensemble de l’électorat.

Aucun pays n’atteint la perfection en ce qui a trait à l’aide juridique — chaque modèle présente ses défis. Au Canada, bien que les régimes d’aide juridique provinciaux ne soient pas parfaits, les gouvernements des provinces tentent en général de trouver un équilibre pour arriver à fournir de l’aide juridique à l’intérieur des cadres budgétaires et politiques.

Lorsque les gouvernements prennent des décisions rétrogrades qui donnent lieu à des compressions allant bien au-delà de toute « rationalisation », le Canada se trouve à régresser sur le plan des fondements du droit, des structures et des besoins de l’appareil judiciaire; qui plus est, de telles compressions témoignent d’un manque de vision en matière de politique budgétaire.

L’aide juridique est essentielle à l’exercice des droits garantis par la Charte

L’aide juridique est nécessaire pour assurer aux personnes qui en ont besoin la possibilité d’exercer les droits qui leur sont garantis par la Charte, tel le droit à l’assistance d’un avocat, le droit à un procès équitable et le droit d’être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. L’aide juridique a une incidence non seulement à l’égard des garanties juridiques fondamentales énoncées dans la Charte, mais aussi quant au droit d’être jugé dans un délai raisonnable, comme l’a exigé la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27. Les tribunaux au Canada font tout ce qui est possible pour s’assurer de respecter le cadre juridique établi par l’arrêt Jordan; or, l’absence de représentation juridique peut rendre cela impossible.

L’aide juridique est essentielle au fonctionnement efficace du système de justice

Notre système judiciaire fonctionne selon le principe accusatoire, lequel requiert la représentation par avocat de chaque partie. Lorsqu’une partie n’est pas représentée par un avocat, le système est compromis de l’une des deux façons suivantes. D’une part, la personne accusée peut ne pas savoir comment s’y prendre pour exercer ses droits, présenter sa défense ou soumettre des arguments, risquant ainsi de compromettre l’équité du procès et de donner lieu à une condamnation injustifiée. D’autre part, le ou la juge pourrait devoir tenter d’aider la partie non représentée et, ce faisant, présenter une défense à sa place, ce qui pourrait compromettre l’apparence d’impartialité.

Pour que notre système judiciaire fonctionne convenablement, les justiciables ont besoin d’avocats, surtout lorsqu’il s’agit d’un procès ayant une incidence sur la liberté de la personne, comme c’est le cas au criminel ou en matière d’asile.

L’aide juridique est essentielle à l’efficacité économique du système de justice

Les compressions à l’aide juridique témoignent d’un manque de vision et peuvent finir par coûter plus cher aux gouvernements provinciaux que le fait d’offrir de l’aide juridique — en d’autres mots, il s’agit d’un non-sens sur le plan économique. Journées d’audience supplémentaires, risque d’annulation d’audiences, risque d’erreurs judiciaires, tant d’éventualités pouvant entraîner la multiplication des appels et autres instances judiciaires visant à réparer ce qui a mal tourné. Dans une telle éventualité, les économies budgétaires à court terme seraient plus que réduites à zéro par les coûts additionnels à long terme découlant de l’absence de représentation juridique.

Le fait de couper le financement de l’aide juridique n’élimine pas les besoins en matière d’aide juridique. Au contraire, l’équation se pose malheureusement en sens inverse. En effet, le nombre d’instances en matière d’immigration et d’asile a augmenté en Ontario au cours des dernières années. Les personnes vulnérables continueront d’avoir des préoccupations juridiques importantes et, sans l’aide juridique, elles n’auront plus de soutien, ce qui par conséquent accroîtra les pressions financières sur le système judiciaire, prolongera les délais tout en affaiblissant les décisions rendues, et entraînera des lacunes au chapitre de l’application des principes juridiques qui nous sont chers.

La très honorable Beverley McLachlin a été juge en chef du Canada de 2000 à la mi-décembre 2017. Elle travaille maintenant comme arbitre et médiatrice au Canada et à l’étranger. Elle siège à titre de juge à la Cour commerciale internationale de Singapour et au Tribunal d’appel de dernière instance de Hong Kong. Elle préside le Comité d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale.

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