Accès à la justice : Aller au-delà des suppositions

By Julie Mathews

March 2023

À l’origine, cet article a été publié en anglais et en exclusivité par Law360 (www.law360.ca/), une publication de LexisNexis Canada Inc.

Lorsque je réfléchis à l’accès à la justice pour ce billet, je le fais à titre de directrice générale d’Éducation juridique communautaire Ontario depuis 23 ans — un poste privilégié que je quitterai dans quelques semaines. Alors que je commence à emballer les articles de mon bureau, je me retrouve dans un moment de réflexion.  

Pendant cette (très longue) période, j’ai assisté à de nombreuses activités et conférences sur l’accès à la justice pour discuter du besoin d’une aide juridique pour les personnes qui ne satisfont pas aux critères d’admissibilité et qui ne peuvent pas se permettre de s’offrir les services d’un professionnel du droit (ou qui ne peuvent pas avoir accès à une aide gratuite appropriée); de l’importance de soutenir les personnes non représentées; de la nécessité de recueillir davantage de données pour mieux comprendre la nature et l’ampleur du problème d’accès à la justice; et ainsi de suite.

Avec le recul, je constate que les problèmes dont nous discutons aujourd’hui sont à peu près les mêmes que ceux dont nous discutions au début du siècle : nous recyclons les points à l’ordre du jour tous les deux ou trois ans, nous discutons de la nécessité de recueillir davantage de données et nous nous félicitons généralement d’avoir fait progresser l’état de l’accès à la justice — même si l’on peut dire que nous n’avons fait qu’appliquer des solutions temporaires à un système qui ne sert pas bien du tout le public.  

Quel genre de progrès avons-nous fait, vraiment? Un locataire faisant face à l’expulsion est-il en mesure de trouver une stratégie, juridique ou autre, qui lui permettrait de rester dans son appartement ou, si ce n’est pas le cas, d’avoir accès à une solution juste et équitable? La stratégie dépend-elle du niveau de revenu de la personne? Ou de son accès à l’Internet et de ses compétences numériques? Ou du fait qu’elle porte un hijab, une kippa ou un turban?

J’imagine que, dans certaines régions du Canada, un locataire pourrait en fait avoir plus de chances d’avoir accès à une aide juridique, même s’il est pauvre ou racialisé, qu’il y a 20 ans. Toutefois, dans de nombreuses régions du pays, des locataires ne peuvent toujours pas accéder à une telle aide, surtout s’ils vivent avec des revenus faibles ou s’ils sont autrement désavantagés. Pour les femmes victimes de violence de la part de leurs partenaires ou les travailleurs qui ne sont pas payés pour les heures supplémentaires, le progrès n’est probablement pas beaucoup mieux dans l’ensemble. Entre-temps, dans l’écosystème « non réglementé » des services liés à la justice, des organisations à but non lucratif travaillant sur le terrain — les services d’établissement, les refuges pour femmes, les centres des travailleurs et bien d’autres — comblent les grandes lacunes créées par notre système de justice largement inaccessible.  

Cela ne veut pas dire que des mesures significatives en matière d’accès à la justice ont été totalement absentes : en Ontario, au cours des dernières années, nous avons vu l’octroi de permis aux parajuristes (dans certains domaines, pour certaines activités), la permission d’offrir des services à portée limitée, et la possibilité pour les « organisations de la société civile » enregistrées de fournir des services juridiques (la nécessité de créer cette catégorie spéciale démontre à quel point nous sommes réticents à faire des changements importants).

Cependant, nous n’avons pas besoin de plus de données pour nous montrer que ces améliorations sont marginales. Un bon nombre de Canadiens, si ce n’est la plupart, qui éprouvent de graves problèmes juridiques dans leur vie quotidienne sont incapables d’avoir accès au soutien et aux services dont ils ont besoin pour faire face efficacement à leurs problèmes.

Les nombreuses raisons de la crise de l’accès à la justice présentent de multiples facettes, et leur complexité ne doit pas être minimisée. En même temps, je me sens impatiente et découragée. Je me fais peut-être des illusions, mais, de mon point de vue, je pense que reconnaître certaines des principales raisons expliquant l’absence de progrès est une étape essentielle pour aller de l’avant.

J’aimerais donc exprimer mes réflexions sur certaines des raisons (qui sont assez évidentes, mais souvent non reconnues) qui expliquent l’absence continue de progrès importants. Je les appellerai des « suppositions » — cinq suppositions qui sont répandues chez les nombreux professionnels du droit et qui nous empêchent de progresser :  

1.     Les professionnels du droit agréés disposant de l’expertise appropriée sont, dans l’ensemble, accessibles aux personnes dans le besoin et en situation de crise, par l’entremise d’une l’aide juridique gratuite ou autre (en fait, nous savons que plus de la moitié des parties à un litige en droit de la famille comparaissent non représentées devant les tribunaux parce qu’elles n’ont pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat);

2.     Les problèmes juridiques ont presque toujours besoin d’une solution juridique, et les personnes ayant des problèmes liés au droit veulent et doivent avoir l’aide d’un professionnel du droit agréé;

3.     La prestation de services d’aide pour des problèmes liés au droit est mieux réglementée par un groupe composé de professionnels du droit agréés qui gagnent leur vie en fournissant cette aide, même si cet intérêt personnel pose un conflit évident avec l’obligation de réglementer « pour protéger l’intérêt public »;

4.     La collecte de données devrait se concentrer sur les risques et les menaces provenant de l’extérieur (p. ex., les services juridiques fournis à l’aide de la technologie, la pratique non autorisée par des personnes non agréées, l’extension de l’octroi de permis aux parajuristes), plutôt que sur les défis existant à l’intérieur du système actuel (p. ex., l’accessibilité des avocats, le coût des services juridiques, l’absence d’exigences en matière de compétences pour les avocats, l’efficacité des processus de plainte à l’égard des avocats, etc.

5.     Notre système permet aux gens de tous les jours de se présenter devant les tribunaux (en fait, notre appareil de droit civil énorme et coûteux n’est généralement accessible qu’aux entreprises et aux personnes très riches).

Imaginons, pendant un moment, que nous convenons que ces suppositions sont erronées, si ce n’est entièrement, de manière importante. Quel type de mesure pourrions-nous prendre?  

Des recommandations réfléchies visant à changer certains des aspects fondamentaux de notre système juridique désuet existent depuis un certain temps : sortir d’un système d’arbitrage accusatoire pour les questions juridiques de tous les jours; simplifier les formulaires, les règles juridiques et les processus afin que les gens (pas seulement les avocats) puissent s’y retrouver; ou faire payer aux sociétés à but lucratif une certaine forme de frais d’utilisation de l’appareil judiciaire (puisqu’elles sont les principales « personnes » qui en font usage). Toutefois, il est peu probable que ces aspects fondamentaux changent rapidement ou facilement — du moins jusqu’à ce que les robots conversationnels d’IA évoluent suffisamment pour ébranler le système (si les gens ne peuvent pas avoir accès à un avocat, ils auront accès à un robot conversationnel pour obtenir des réponses à leurs questions juridiques). Entre-temps, le système juridique conçu par et pour les professionnels du droit il y a des centaines d’années s’ajustera et s’améliorera, mais ce changement sera progressif et trop lent pour les personnes en situation de crise aujourd’hui.

Continuons donc à aller de l’avant, même si cela ne se fait qu’à une vitesse modeste. Serait-il exagéré de s’attendre à ce que le secteur de la justice et les décideurs examinent et soutiennent, clairement et activement, les mesures qui vont de soi, qui peuvent avoir une incidence positive et qui présentent très peu de risques — sans freiner le recours à celles-ci par des études interminables?

Voici quelques-unes de ces solutions :

·       Appuyer le personnel qualifié et compétent des organismes communautaires à but non lucratif venant en aide aux personnes qui leur font part de leurs problèmes, dont certains impliquent le droit (et éliminer la crainte de tomber dans l’exercice non autorisé du droit) (voir Luke’s place, et Community Justice Help: Advancing Community-Based Access to Justice);

·       Soutenir et financer l’intégration de l’aide juridique dans d’autres services de première ligne, et vice-versa, afin que les personnes bénéficiant de soins de santé, d’une aide à l’établissement ou d’autres services puissent obtenir une aide globale et connectée (voir Programme de justice en matière de santé);

·       Mettre en place des programmes où des juristes experts peuvent conseiller le personnel des organismes communautaires à but non lucratif sur les problèmes portés à son attention par des clients (voir Connexion Ottawa);

·       Mettre en place des programmes sans rendez-vous (hebdomadaires? mensuels?) dans les carrefours communautaires — banques alimentaires, agences d’établissement, refuges, bibliothèques publiques — où des juristes experts peuvent fournir aux membres de la communauté de l’information personnalisée et des conseils sommaires dans des domaines particuliers.

Toutes ces mesures qui vont de soi aident les gens, en particulier ceux qui sont vulnérables, à obtenir de l’aide là où ils en cherchent : des organismes et des personnes de confiance au sein de leur communauté. Ces groupes communautaires reconnaissent la nature intégrée des problèmes de la vie réelle et y répondent. De plus, leurs programmes et leurs services sont conçus non pas en fonction de ce que les avocats peuvent offrir, mais plutôt en fonction de ce dont les gens ont besoin.

Julie Mathews est directrice générale d’Éducation juridique communautaire Ontario, une clinique juridique communautaire à but non lucratif qui fournit de l’information juridique aux gens de l’Ontario qui ont des revenus faibles et d’autres désavantages.

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