Lorsque la vie vous donne des citrons…

par Beverley McLachlin

juin 2021

Beverley a prononcé le présent discours lors du sommet annuel du Comité d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale, le 12 mai 2021.

Beverley McLachlin

Beverley McLachlin

Chers amis,

C’est un grand plaisir de vous adresser la parole pour conclure ce sommet annuel.

Permettez-moi d’abord de remercier le juge en chef pour ses paroles inspirantes et son soutien au cours de la dernière année. Je vous remercie, Monsieur le juge en chef, de votre soutien continu à l’égard du Comité national d’action, qui continue de défendre la cause de l’accès à la justice.

Le thème du sommet de cette année est « Quand la vie vous donne des citrons ».

L’année qui vient de s’écouler nous a tous donné une abondance de citrons. Tout le monde a été touché – profondément touché – par la pandémie de COVID-19 et ses répercussions. Et ce n’est pas fini. Nous commençons à peine à entrevoir des rayons de lumière au bout du long tunnel que nous traversons depuis un an et trois mois.

Et ce que nous entrevoyons alors que nous cherchons des éclats de lumière, c’est un monde nouveau et transformé. Reviendrons-nous à la normale? Oui. Est-ce que ce sera l’ancienne normalité? Certainement pas. Ou, de façon plus modeste, j’espère que non.

La COVID-19 a changé les personnes et a changé le monde. D’anciennes certitudes ont été ébranlées, d’anciennes normes ont été remises en question. Dans le monde post-pandémique, nous nous laverons les mains plus souvent, nous porterons un masque pendant la saison de la grippe et nous nous abstiendrons d’embrasser de parfaits inconnus. Nous adopterons des modèles plus souples pour le travail au bureau ou à domicile. Nous utiliserons des plateformes comme Zoom pour bon nombre des réunions pour lesquelles nous parcourions des kilomètres pour y être en personne. Nous déposerons les documents par voie électronique.

Le nouveau monde conservera les normes de base de l’ancien monde : les gens iront au restaurant, assisteront à des concerts et voyageront. Et, oui, ils iront encore devant les tribunaux pour régler leurs différends et répondre aux questions de droit qui déterminent comment construire un avenir meilleur. Mais ils le feront d’une manière nouvelle et révisée.

Nous devrions saisir l’occasion de changement qui se présentera à nous en raison du bouleversement que nous vivons. Aussi pénible qu’elle ait été, la pandémie a eu l’effet préventif de nous secouer et de nous faire réfléchir à la manière dont nous pouvons mieux faire les choses. Dans de nombreux cas, étant donné les retards accumulés et les besoins désespérés, nous devons faire mieux. Et c’est une bonne chose. Lorsque la vie vous donne des citrons, vous vous adaptez et vous vous améliorez.

Quelques institutions échapperont au remaniement post-pandémique qui nous attend. C’est le cas du système de justice, c’est-à-dire les manières et les mécanismes par lesquels notre système juridique et notre pays rendent justice aux femmes, aux hommes et aux enfants qui en ont besoin.

Aujourd’hui, je voudrais souligner deux différences dans les approches en matière de justice que nous remarquerons après la pandémie. Elles ne sont pas nouvelles en soi – de nombreuses personnes soutenaient ces nouvelles approches avant la pandémie. Mais je prédis qu’elles gagneront en crédibilité et susciteront l’adhésion à mesure que la pandémie de COVID-19 tire à sa fin.

La première différence sera l’adoption plus généralisée d’une approche de la justice axée sur les personnes. La justice ne se résume pas aux tribunaux, aux juges et à l’infrastructure institutionnelle des prisons et des mécanismes de mise en application. La justice, c’est d’abord et avant tout les femmes et les hommes qui ont besoin du système de justice et qui y ont recours. Plutôt que de défendre le statu quo parce qu’il a toujours existé, dans un système de justice axé sur les personnes, il s’agit de déterminer ce dont les gens ont besoin et s’ils sont en mesure de l’obtenir. Ce n’est pas nouveau – tout le mouvement d’accès à la justice, quand on y pense, est fondé sur l’idée que les gens ont le droit de bénéficier du système de justice. Mais après la pandémie, nous assisterons à une plus grande acceptation de cette approche.

Cette évolution vers une justice axée sur les personnes mettra l’accent sur la création de moyens permettant aux gens ordinaires d’accéder au système de justice. Avec raison, Richard Susskind parle de la nécessité de mettre en place davantage de points d’entrée, c’est-à-dire de moyens en ligne et hors ligne permettant aux gens d’entrer en contact avec des fournisseurs de services de justice qui peuvent les aider.

L’évolution vers une justice axée sur les personnes entraînera également un élargissement de notre définition de la justice. La nouvelle définition de la justice ne consistera pas simplement à savoir si les tribunaux sont indépendants ou si le juge a raison dans telle ou telle affaire – même si ces aspects sont importants – mais si nous obtenons des résultats justes, c’est-à-dire si le système a aidé les gens à résoudre de manière positive leurs problèmes complexes et imbriqués. La justice réparatrice – une justice qui guérit et répare – sera un élément important de la nouvelle conception de la justice.

La deuxième différence que je prévois dans les approches post-pandémiques en matière de justice est une approche ouverte et dynamique visant à améliorer les systèmes et les outils permettant de rendre justice aux gens. Au cours de la dernière année, nous avons appris que, même si une grande partie de notre système de justice est efficace et doit être préservé et amélioré, il n’y a pas de place pour les vaches sacrées. Des règles et des façons de faire ne devraient pas être soutenues simplement parce qu’elles ont toujours été là. J’espère que cela suscitera une évaluation franche et critique de la manière dont nous pouvons actualiser nos institutions judiciaires au XXIe siècle.

Une mise à jour s’impose. Pendant trop longtemps, nous avons utilisé des modèles du XIXe et du XXe siècle pour rendre la justice. Il en a résulté un système de justice inaccessible pour beaucoup, ce qui a donné naissance au mouvement d’accès à la justice et a inspiré le travail de groupes comme le Comité national d’action sur l’accès à la justice. La pandémie a aggravé cette situation et a mis en évidence la nécessité de modifier, d’adapter et d’étendre les modèles par lesquels nous rendons la justice aux gens.

Une justice axée sur les personnes et des systèmes remaniés d’administration de la justice – voilà deux avantages qui peuvent découler de l’année de citrons que nous avons vécue. Nous devrions considérer l’année à venir comme une année d’occasions pour bâtir un meilleur système de justice axé sur les besoins des gens.

La question est de savoir si nous allons saisir cette occasion. Nous ne devons pas sous-estimer la fatigue et l’envie de revenir à ce que nous avions avant, une fois que les restrictions liées à la pandémie seront levées. Changer les choses demande de l’énergie, et cette énergie risque de manquer, alors que la société émerge du tunnel de la COVID-19 meurtrie et fatiguée.

Notre défi – pour ceux d’entre nous qui se soucient passionnément de rendre la justice à ceux qui en ont besoin – est de trouver l’énergie nécessaire pour saisir l’occasion créée par le vide juridique causé par la pandémie, et d’apporter des changements là où ils sont nécessaires.

J’espère que lorsque nous nous retrouverons à notre prochain sommet, dans un an, le thème ne sera pas « Quand la vie vous donne des citrons », mais plutôt « Quand la vie vous donne des occasions ».

Je vous remercie d’avoir participé à ce sommet et vous souhaite bonne chance dans vos efforts en matière de justice.

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