La justice au temps de la COVID-19 est-elle en train de devenir la norme?

par Beverley McLachlin

Novembre 2020

À l’origine, cet article a été publié en anglais et en exclusivité par le Lawyer’s Daily (www.thelawyersdaily.ca), une publication de LexisNexis Canada Inc.

Je suis un optimiste. Dans mes chroniques précédentes, j’ai exprimé le souhait que la COVID 19 lève le voile sur les inefficacités et les lacunes des moyens que nous utilisons pour rendre la justice aux Canadiens et qu’elle nous permette d’élaborer un meilleur système de justice qui, en faisant fond sur les forces du système actuel, mette à profit le fruit de nos réflexions sur les divers moyens de gérer de façon plus efficace et plus humaine nous institutions judiciaires.

J’ai toujours cet espoir. Mais d’autres cas de figure me préoccupent de plus en plus, au fur et à mesure que s’éternise la pandémie. Je crains tout d’abord qu’au sortir de la pandémie de COVID-19, nous soyons trop épuisés pour nous livrer à de nouvelles réflexions audacieuses et que nous nous contentions de ce que nous avons connu jusqu’ici. Ce serait dommage. Mais l’autre possibilité qui me vient à l’esprit est encore plus terrifiante : je crains que les atteintes que la justice a subies dans la foulée de la Covid-19 ne s’installent pour de bon et deviennent permanentes. Au fur et à mesure que les données s’accumulent sur les répercussions de la COVID-19 sur notre système de justice, une nouvelle question se pose : la justice au temps de la COVID-19 deviendra-t-elle la norme?

Ma crainte initiale que nous ne parvenions pas à échafauder un meilleur système de justice une fois la COVID-19 terminée et que nous revenions à la situation antérieure en nous contentant d’apporter quelques menues retouches s’est transformée en crainte que nous nous retrouvions, au sortir de la pandémie, avec un système de justice irrémédiablement affaibli, ce qu’Andy Richardson de l’Union interparlementaire a qualifié, à l’occasion d’un récent webinaire organisé par le World Justice Project (18 novembre 2020 https://worldjusticeproject.org/our-work/engagement/world-justice-challenge/accountable-governance-and-covid-19-pandemic) de « justice étriquée », une expression propre à donner froid dans le dos à quiconque se soucie du respect des droits et de la démocratie. Au fur et à mesure que les données s’accumulent sur les répercussions de la COVID-19 sur notre système de justice, une nouvelle question se pose : la justice au temps de la COVID-19 va-t-elle devenir la norme?

On ne peut nier que, partout dans le monde, la COVID-19 a rendu les sociétés moins justes qu’auparavant, et ce, de multiples façons. Les décrets et les lois d’urgence ont relégué à l’arrière-plan les tribunaux et les institutions chargées de contrôler l’équité de la procédure. Dans certaines régions du monde, la liberté d’expression est restreinte. Les Canadiens ont vu leur droit, garanti par l’article 6 de la Charte, de circuler librement au Canada faire l’objet de certaines restrictions. Ils comprennent que les droits individuels doivent parfois céder devant l’intérêt supérieur du public et ils acceptent comme inévitables ces restrictions en les considérant comme des atteintes temporaires aux libertés auxquelles ils sont tant attachés.

Mais la COVID-19 a causé du tort non seulement aux libertés individuelles au sens large, mais plus globalement au système de justice et aux institutions qui en assurent le bon fonctionnement.

L’un des problèmes constatés est celui du financement. Les tribunaux et les innombrables institutions qui ont pour mission de proposer aux justiciables des solutions équitables en droit de la famille, en droit pénal et dans le contentieux civil ont vu leur financement réduit dans certains pays. Les tribunaux qui devaient déjà composer avec des budgets insuffisants avant la COVID-19 craignent que les nouvelles réductions ne deviennent permanentes et appauvrissent encore plus leur système de justice. Les politiciens vont demander qui a besoin de nouveaux palais de justice, alors que les gens peuvent se rencontrer en ligne. Sauf que ce n’est pas tout le monde qui a accès à des solutions en ligne et qu’on ne peut pas faire ou bien faire à distance tout ce qui est nécessaire pour bien rendre la justice. Il se peut que la COVID-19 ait créé un système de justice appauvri et, par conséquent, affaibli.

Un autre problème qui s’ajoute aux coupes opérées dans le financement est celui des attentes moins élevées. La COVID-19 a entraîné une augmentation des délais nécessaires pour régler les problèmes juridiques des justiciables, car les palais de justice fonctionnent à capacité réduite et que les organismes de soutien à la justice ont vu leur rôle réduit à néant au motif qu’ils ne constituent pas des services essentiels. Nous savons qu’avant la COVID-19, bon nombre de gens ne comptaient plus sur les tribunaux judiciaires et administratifs pour régler leurs problèmes d’ordre juridique. Les réductions et les fermetures causées par la COVID-19 ont empiré la situation.

C’est une situation dangereuse. Lorsque les gens cessent de croire en la justice, ils cessent aussi de croire au principe de la primauté du droit. Comme ils ne peuvent compter sur la justice pour obtenir les avantages qu’elle leur confère, ils considèrent le système de justice comme étranger et élitiste. Ils ne s’identifient plus au système de justice qui, à leurs yeux, ne favorise que les privilégiés et les puissants. Cette perception mine par ailleurs leur confiance envers l’ensemble de nos institutions démocratiques.

Le fait que la COVID 19 a empiré le sort de bon nombre de gens vient aggraver les problèmes potentiels liés à la diminution du financement et aux attentes moins élevées. Partout dans le monde, on a vu une flambée des cas de violence familiale. Des minorités déjà défavorisées ont vu leur situation s’aggraver encore plus. Une fois que la COVID-19 sera terminée, il nous faudra un système de justice fort et solide pour nous attaquer aux ravages causés par la pandémie.

Les gens qui réfléchissent à la justice ont proposé un nouveau nom pour qualifier l’ensemble des répercussions causées par la COVID-19 : la dette de la justice. La COVID-19 nous laissera des dettes économiques et sociales. Mais elle ne nous laissera aussi une dette sur le plan de la justice : retards dans l’instruction des causes, retards dans les consultations juridiques, retards dans le règlement des différends, sans parler des dénis de droit et des divers torts causés.

Nous pouvons collectivement nous fermer les yeux et ignorer tous les retards accumulés lorsque le traumatisme causé par la COVID-19 sera derrière nous. Mais nous risquerions de provoquer l’affaiblissement définitif de la société et du système de justice. Ou nous pouvons décider d’effacer la dette de la justice créée par la COVID-19 avec la même détermination que lorsqu’il s’agit de rembourser les dettes économiques accumulées en raison de la pandémie. Il existe un réel danger que la justice passe au second plan alors que des gouvernements épuisés et dont les goussets sont vides s’affairent à remettre la société sur pied une fois la crise terminée. Au lieu de construire un système de justice meilleur une fois la COVID-19 terminée, nous risquons de nous retrouver avec un système de justice pire, offrant une justice étriquée.

La justice joue un rôle essentiel pour la société et pour le bon fonctionnement de la démocratie. Assurons-nous qu’elle se porte bien lorsque la pandémie sera terminée.

La très honorable Beverley McLachlin a été juge en chef du Canada de 2000 à la mi-décembre 2017. Elle travaille maintenant comme arbitre et médiatrice au Canada et à l’étranger. Elle siège à titre de juge à la Cour commerciale internationale de Singapour et au Tribunal d’appel de dernière instance de Hong Kong. Elle préside le Comité d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale.

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