Réflexion personnelle sur Ruth Bader Ginsberg

par Beverley McLachlin

Septembre 2020

À l’origine, cet article a été publié en anglais et en exclusivité par le Lawyer’s Daily (www.thelawyersdaily.ca), une publication de LexisNexis Canada Inc.

C’est l’automne. Je suis dans les collines de la Gatineau, au nord d’Ottawa. Les feuilles sont rouges et dorées, et la vue est spectaculaire. C’est l’heure du dîner et je suis attablée dans un restaurant de campagne appelé Les Fougères. Devant moi, de l’autre côté de la table, se trouve John Roberts, juge en chef des États-Unis et, à ma gauche, une petite femme aux cheveux noirs tirés vers l’arrière et au regard intense : Ruth Bader Ginsberg.

Cette rencontre était l’occasion d’un partage entre trois membres de la Cour suprême des États-Unis et de la Cour suprême du Canada. En effet, trois ans après le début de mon mandat en tant que juge en chef de la Cour suprême du Canada, j’ai invité l’ancien juge en chef de la Cour suprême des États-Unis, feu William Rehnquist, et deux collègues à venir à Ottawa. Cette rencontre fut mémorable et marqua le début d’une relation d’échange entre les deux cours. Des rencontres ont par la suite été organisées de part et d’autre tous les trois ans. Cette année, c’était à notre tour d’accueillir nos homologues américains.

Alors que nous échangions sur nos divers points de vue, Ruth s’est tournée vers moi et m’a demandé : « Quelle est l’histoire des droits des femmes au Canada? »

Cette question a lancé une discussion entre nous sur la manière dont la loi a fait progresser la situation des femmes dans la société.

J’ai raconté l’histoire des « Célèbres cinq », à savoir les cinq Albertaines qui ont défendu leur cause jusque devant le Comité judiciaire du Conseil privé britannique, appelée aujourd’hui « l’affaire “personne” ». Leurs efforts ont donné lieu à l’arrêt de 1929 Reference re: British North America Act, 1867 s. 24, [1929] J.C.J. No. 2, qui a transformé le droit pour le Canada et le Commonwealth; dorénavant les femmes seraient considérées comme des « personnes », aptes à occuper des charges publiques.

Je lui ai raconté comment, en 1939, la reine Elizabeth, la Reine mère, a déclaré qu’il était approprié qu’elle, une femme, pose la pierre angulaire du nouveau bâtiment de la Cour suprême du Canada, puisque c’était grâce à la loi que la situation des femmes s’était améliorée. Peut-être, ai-je ajouté, que la Reine mère avait-elle à l’esprit l’affaire « personne ».

Dans l’heure qui a suivi, nous avons discuté de l’incidence des lois sur les droits de la personne qui ont été adoptées au Canada dans les années 1950 et 1960, et de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée en 1982. Ces textes législatifs, ainsi que la jurisprudence qui en a découlé, ont transformé de manière considérable la situation des femmes au Canada.

Ruth Bader Ginsberg écoutait avec grande attention, la tête penchée, hochant la tête et, de temps à autre, posant une question ou formulant un commentaire. Bien que l’avancement des droits des femmes dans nos deux pays ait emprunté un chemin différent en raison des cadres constitutionnels distincts de nos pays respectifs, les enjeux fondamentaux étaient les mêmes, à savoir le droit de vote, le droit d’occuper une charge publique, le droit des femmes à un traitement égal en vertu de la loi, la lutte pour l’égalité salariale et le droit des femmes d’avoir le contrôle sur leur corps.

Ruth Bader Ginsberg était une femme engagée sur le plan intellectuel et passionnée. Elle s’intéressait à de nombreuses choses, mais sa passion première et fondamentale était l’avancement de la situation des femmes — et, par extension, d’autres groupes défavorisés — au sein de la société. En tant que professeure et avocate, elle a travaillé sans relâche pour éliminer les inégalités qui empêchaient les femmes de se réaliser en portant de nombreuses causes devant les tribunaux, et, contre toute attente, a remporté victoire à maintes reprises. Elle a su présenter ses propositions avec une clarté inéluctable et une logique convaincante. En qualité de juge, elle a suivi la même démarche. Que ce soit en tant que juge majoritaire ou juge dissidente, elle a rédigé ses motifs avec précision et conviction. Au bout du compte, le droit à l’égalité se résumait à un simple principe : nous sommes tous des êtres humains et nous devrions tous jouir des mêmes droits et des mêmes possibilités.

Les causes vont et viennent. Certains disent que la lutte pour l’égalité des sexes est de l’histoire ancienne et qu’il est temps de défendre de nouvelles causes. D’autres disent tout bas que dans une société en mutation comme la nôtre, les jugements de Ruth Bader Ginsberg — souvent dissidents — perdront leur pouvoir de persuasion et d’influence.

Or, je ne suis pas du tout de cet avis. La valeur centrale sur laquelle Ruth Bader Ginsberg a fondé sa vie et sa philosophie juridique, à savoir l’égalité pour tous, ne perdra pas de sa pertinence tant que des caractéristiques personnelles comme le genre et la race seront utilisées pour créer et perpétuer un désavantage. Et la précision et la conviction avec lesquelles elle a rédigé ses jugements ne cesseront jamais de résonner. Ruth Bader Ginsberg a su voir ce qui était juste — l’égalité pour tous — et a eu la volonté de défendre cette vision contre vents et marées. Elle a fait progresser les droits des femmes et des personnes défavorisées en Amérique et ailleurs dans le monde.

Nous sommes tous ses légataires.

La très honorable Beverley McLachlin a été juge en chef du Canada de 2000 à la mi-décembre 2017. Elle travaille maintenant comme arbitre et médiatrice au Canada et à l’étranger. Elle siège également à la Cour commerciale internationale de Singapour et au Tribunal d’appel de dernière instance de Hong Kong. Elle préside le Comité d’action sur l’accès à la justice en matière civile et familiale.

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